Le modèle adéquationniste désenchanté : regard sur la relation emploi/formation

Par Brigitte BALDELLI Dr en sociologie MCF associé, présidente GRPD

Dans cet article, issu d’une recherche auprès des cadres intermédiaires, Brigitte Baldelli vient questionner le rapport entre l’emploi et la formation.

(Cet article est issu d’une recherche menée avec Camille Thouvenot Dren sciences de l’éducation auprès des cadres intermédiaires du social et du médico-social)

 

Dans le discours des managers enquêtés, la question de l’adéquation formation /emploi invite à deux réflexions. Pour une minorité il y a un grand écart entre la formation et l’emploi. Ecart qui peut être perçu comme nécessaire par certains. Pour l’ensemble des personnes enquêtes il n’y a pas de remise en question du modèle adéquationniste. « Pendant les Trente Glorieuses, un processus social conduit à rechercher, en France, une relation plus directe entre l’éducation et l’économie, et à envisager, plus spécifiquement, une adéquation entre les flux de formation et les besoins en qualification sur le marché du travail. » (N. CHARLES, 2014)[1].

La prégnance de cette idée adéquationniste, fait que les managers enquêtés relèvent   son inefficacité, ou   son absence mais sans renoncer à y croire.  Ceci nous a d’autant plus étonnée que le problème se pose pour les théoriciens de la formation qui, soit en parlent en tant que « vieux mythe » (Dumay 2018) soit, en tant que paradigme dépassé (VICENS, 2005)[2] soit en termes de problème sans solution. Par exemple en ce qui concerne le mythe, pour J.M. DUMAY, après enquête auprès d’employeurs, « on repère que « la force des liens entre formation et emploi (…) varie d’une entreprise à l’autre, voire au sein d’une même entreprise », et selon les régions : en Île-de-France, les recruteurs sont moins regardants qu’ailleurs. On constate aussi que « l’adéquation entre la formation et le poste à pourvoir n’est de fait pas le principal critère de recrutement des entreprises », qui privilégient davantage l’expérience professionnelle, ou alors la polyvalence et la capacité d’adaptation. En 2012, 44 % des travailleurs français ne disposaient pas d’un diplôme en rapport avec l’emploi qu’ils occupaient : 13 % étant sous-qualifiés et 31 % surqualifiés, soit le plus fort taux d’inadéquation des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L’une des causes en serait le manque de savoir-faire des entreprises en matière de gestion des compétences.

La question de l’adéquation entre la formation et l’emploi est une histoire relativement ancienne en France. Dès les années 1960 le système éducatif et les employeurs ont tentés de mettre en œuvre l’idée relativement simple d’adéquation, fondée sur un bon sens apparent, remarque Jean VINCENS (2005) : si un individu se forme, c’est-à-dire acquiert des compétences spécifiées en vue d’occuper un emploi donné, d’exercer une profession déterminée, il est logique de se demander s’il atteint son objectif. L’adjectif « adéquat » signifie « qui convient parfaitement » et l’adéquation est « l’état de ce qui est adéquat ».  L’auteur fait la distinction entre :   entre ce que nous pouvons appeler l’adéquation qualitative ou individuelle et l’adéquation quantitative entre deux ensembles. Il ne s’agit pas de rechercher une complémentarité mais de réaliser l’intention consciente des acteurs d’obtenir un objectif décidé à l’avance. Dans le cas qui nous occupe ici il s’agit donc d’obtenir une adéquation entre la formation des travailleurs sociaux et les emplois proposés. L’existence d’une norme d’équivalence entre emploi et formation repose sur le niveau d’étude et /ou sur le métier et ses savoirs (VINCENS, 2006). Ce modèle peut alors induire que la formation par les pairs serait garante de cette correspondance. En effet, l’expérience des pairs devenus formateurs en Ecole de Travail Social, après des trajectoires d’emploi pourrait apporter les éléments de correspondance entre les attendus des employeurs et les apports de la formation encadrés par les référentiels. Pour autant le discours de nos enquêtes ne démontre pas une satisfaction vis-à-vis de cette concordance supposée être la norme du recrutement. L’adéquation emploi /formation dans le travail social en tout cas, devrait pour être satisfaisante répondre aux besoins et attentes situés. Dans chaque structure d’emploi en effet la relation avec le milieu de la formation prend une tournure particulière, selon qu’il y ait un engagement institutionnel ou personnel.

Du paradigme de l’adéquation au paradigme de la convenance

Plus récemment, une série de travaux ont également cherché à dépasser le cadre des correspondances entre formation et emploi pour s’intéresser aux compétences qui seraient acquises dans les différentes formations et/ou requises dans les différents emplois. Il s’agirait ainsi de relâcher l’hypothèse strictement adéquationniste entre formation et emploi tout en soulignant l’existence d’un lien entre les acquis du système éducatif et ce qui serait nécessaire pour l’exercice d’un emploi.

Ainsi le jeune qui choisit une formation se pose en réalité la question : avec cette formation qu’est-ce que je pourrais faire ? Et l’employeur qui cherche à recruter un débutant se demande quelles sont les formations susceptibles de lui fournir les meilleurs candidats. Chacun cherche ce qui pourra lui convenir dans un univers où se conjuguent l’incertitude et l’imperfection de l’information.

Le paradigme de la convenance sert ainsi à décrire les relations formation-emploi à partir de l’idée que la formation adéquate à l’emploi n’est pas toujours la meilleuresolution, ni pour l’individu, ni pour l’employeur car, à partir d’autres formations, le coût d’acquisition des compétences manquantes pour l’emploi considéré peut-être beaucoup plus faible que les coûts de recherche de l’individu ou de l’emploi adéquat, notamment si cela implique une mobilité géographique. « Indéniablement, la question de la « convenance » est bien paradigmatique au sens où elle dépasse la question finalement binaire de l’adéquation, en proposant de travailler sur un problème de degré ou d’intensité de relation … »(R. PIERRON, 2011)

Par ailleurs les compétences requises pour un emploi ne se limitent pas à celles qu’a pu donner la formation ; la personnalité de l’individu joue son rôle, aussi bien pour la recherche d’un emploi jugé satisfaisant que pour le choix par l’employeur. Réduire « l’appariement » optimal à la correspondance formelle de l’intitulé de la formation et de l’emploi est limiter excessivement le champ du possible et du souhaitable.

Le paradigme de la convenance ne fait qu’exprimer ce qui se passe sur le marché du travail. Il ne conduit pas à condamner les formations professionnelles, mais à renouveler les interrogations sur les divers types de compétences que chacune donne réellement et sur leur « transférabilité » ou mieux encore leur capacité à faire acquérir d’autres compétences avec un coût faible ». De nombreuses entreprises voient dans les soft skills le moyen de différencier des candidats ayant un même niveau de formation. Cela permet de se rendre compte qu’elles ont des besoins qui vont bien au-delà de ce que la formation peut apporter (A. MAULEON, J. BOURET, J. HOARAU 2014). Et, dans la formation des travailleurs sociaux la formation des soft skills n’est pas rendu visible.

Toujours, selon Jean VINCENS (op.cit.) le problème est mal posé et c’est ce qui justifie un changement de paradigme. Selon lui « le bon sens est trompeur : il pose en règle absolue que le débutant formé pour un emploi est, dans cet emploi, supérieur à tous les autres débutants. La proposition est vraie lorsque l’emploi exige des compétences inutilisables dans tous les autres emplois et très longues à acquérir, mais ce n’est pas le cas le plus fréquent. Une formation, notamment supérieure, est le résultat d’une accumulation avec une diversification progressive : ce qui caractérise la formation d’un jeune, ce n’est pas seulement l’emploi auquel elle prépare, c’est sa capacité à permettre d’acquérir rapidement d’autres compétences. Il ne faut pas chercher ailleurs l’explication des fréquents passages des jeunes ingénieurs à des emplois de gestion.

Ainsi le jeune qui choisit une formation se pose en réalité la question : avec cette formation qu’est-ce que je pourrais faire ? Et l’employeur qui cherche à recruter un débutant se demande quelles sont les formations susceptibles de lui fournir les meilleurs candidats. Chacun cherche ce qui pourra lui convenir dans un univers où se conjuguent l’incertitude et l’imperfection de l’information.

Dans le monde du travail social, s’intéresser au modèle de la convenance écarterait un peu de l’idée de l’adéquation, cela permettrait de remettre en question une idéalisation de la figure du professionnel de la part du secteur lui-même. Ce serait davantage de l’ordre d’une croyance ou d’une représentation collective que d’une réelle possibilité. Remarquons aussi que ce modèle se nourrit, en quelque sorte d’un imaginaire « de pairs ». Les managers étant issus la plupart du temps souvent de ce même milieu d’activités.

Ainsi la fonction de l’imaginaire lié à l’adéquation emploi/formation, permet, en quelque sorte, de faire « fonctionner » le système, de réactualiser les questions et les réformes… D’ailleurs les interviewés associent souvent la question théorie/ pratique, les stages, les sites qualifiants et l’importance de la personnalité à la représentation de l’adéquation.Remarquons aussi que le modèle adequationnistese nourrit, en quelque sorte d’un imaginaire « de pairs ». Les managers étant issus la plupart du temps souvent de ce même milieu d’activités.

 

[1]CHARLES Nicolas, « Quand la formation ne suffit pas : la préparation des étudiants à l’emploi en Angleterre, en France et en Suède », Sociologie du travail [En ligne], Vol. 56 – n° 3 | Juillet-Septembre 2014

[2]VINCENS Jean, « L’adéquation formation-emploi », dans : Jean-François GIRET éd., Des formations pour quels emplois ? Paris, La Découverte, « Recherches », 2005, p. 149-162

 

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